Comment gérer l'irrationnel dans la spiritualité chrétienne?
Pour moi, ce qui s’est passé depuis quelques mois, voire quelques années, pandémie oblige, me fait dire que du point culturel, politique, religieux, il y a eu un changement aussi profond qu’un changement climatique. D’un coup, la «mer» médiatique a inondé le rivage de nos belles plages spirituelles, doctrinales, liturgiques, ecclésiastiques. On avait bien construit des digues, mais elles ont sauté. On se réveille avec, pas seulement, un problème sanitaire difficile à gérer, mais aussi avec une sorte de «pandémie» spirituelle. Un prophétisme politique. Un complotisme fortement alimenté par des chrétiens. Une «maladie» qu’on n’a pas vu venir, transmise par je ne sais qui et pour laquelle on cherche encore un «vaccin» efficace. Nous sommes effarés de constater combien de chrétiens se sont laissés contaminés par ce «virus». Pourtant, nos élites sont mieux formées qu’auparavant.
Origine de la crise actuelle
Les uns la mettront sous la perte des valeurs judéo-chrétiennes, les autres sous l’influence de mafias de pizzaiolos, d’autres encore parleront d’irresponsabilités politiques. ll faut admettre que nous sommes dans une crise profonde qui n’est pas seulement due à la Covid 19. Cette crise serait venue de toute façon. La pandémie n’a fait qu’amplifier le phénomène.
Nous sommes encore largement convaincus, dans nos milieux d’église, qu’on est juste dans une évolution de société et qu’il faut s’adapter. Je pense que l’influence du levier technologique du numérique, c’est comme une grosse tempête qui s’abat sur nous et qui est le reflet d’un dérèglement beaucoup plus profond. Les tempêtes vont se succéder. C’est normal. La Création n’a pas évolué d’une manière harmonieuse. Il y a eu souvent des à-coups: glaciation, réchauffement. Le christianisme est né d’une de ces ruptures socio-culturelles, religieuses et politiques, comparables aux changements climatiques. Ce n’était pas le résultat d’une évolution pacifique. Nous devons gérer la situation d'aujourd'hui en partant de ce constat. Notre littoral spirituel et religieux cède et nos communautés, construites sur le chemin de la plage (là où les gens avaient l’habitude de se "baigner'') vacillent.
Pour revenir au christianisme
La romancière non-chrétienne américaine Louise Erdrich dit que dans toute crise, les gens deviennent irrationnels. Leur première réaction est de se tourner vers la religion, prônant des règles récupérées dans de vieux manuels. La gestion de l’irrationnel, nous est complètement étrangère. Auparavant on tolérait, en marge de nos communautés, ce côté déjanté spirituellement parlant, mais maintenant il se positionne de plus en plus au milieu de nos spiritualités. Ce qui est difficile pour nous, c’est que la foi a un côté irrationnel indéniable. Nous croyons que le Christ est ressuscité, mais nous n’avons personnellement aucune preuve. Un texte attestant de la résurrection, transmis par une poignée de témoins qui eux-mêmes étaient contestés par les tribunaux religieux de l’époque, n’est pas suffisant, pour authentifier la véracité d’un événement. D’où ce saut que Dieu nous demande de croire, malgré l’absence de preuves qui ont été vérifiées officiellement. La «croyance» est commune à toutes les religions. C’est un outil complexe que Dieu a mis dans l’homme qui sera utilisé de différentes manières pour des résultats souvent très contradictoires. Ce n’est pas l’outil qui définit ce qui est bien ou mal aux yeux de Dieu, c’est ce qu’on en fait. Un couteau peut servir à tuer ou à sculpter une figurine artistique dans un morceau de bois. Ainsi en est-il très souvent de la croyance religieuse ou d’autres sortes de croyances, qu’elles soient politiques, économiques, scientifiques. Nos spécialistes sanitaires, éminents professeurs en virologie, qui se sont succédés sur les plateaux de télé, ont été plus souvent mus par leurs croyances que par leurs résultats scientifiques testés et contrôlés par d’autres entités que celles qu’ils dirigent. Le problème actuel que nous rencontrons, c’est que ni les pasteurs, ni les croyants n’ont été préparés à cette irrationalité massive. Comme cette vague monstrueuse qui déferle sur le rivage et qui détruit toutes les digues. C’est donc le sauve-qui-peut qui prévaut quitte à se jeter dans les bras de prophètes et de politiciens véreux.
Comment réagir?
1. Ne pas combattre l'irrationalité par le côté rationnel de la foi. Cela ne sert à rien et le complotisme est totalement hermétique à ce genre de processus. Il faut aussi admettre qu’en boycottant le charismatisme, surtout à ses débuts, on s’est loupé quelque part. On a même créé une «Gospel Coalition» pour contenir et marginaliser le côté irrationnel de la foi, prôné par ces “illuminés”. Ce qui a fait que nous sommes totalement démunis pour gérer l'irrationalité spirituelle actuelle. Je précise que je ne me positionne ni contre ni pour la “Gospel Coalition”, ni pour ni contre les charismatiques. C’est un constat. Il faut repenser l’irrationalité spirituelle pour aujourd’hui. La dérive de beaucoup de chrétiens dans le prophétisme politique est aussi la conséquence d’un manque d’éducation.
2. À l’heure actuelle, ce qui est le plus important, c’est de sécuriser les membres de nos “vieilles” communautés. Leur dire que c’est Dieu qui tient le monde dans sa main et non des prophètes et des politiques. Ça n'existe pas dans la pensée biblique qu’un État va sauver la spiritualité chrétienne dans un pays. Ce genre de conviction est lié à l’histoire du peuple d’Israël. L’église n’est pas le nouveau «Israël». Notre conception actuelle d’une politique influencée par le christianisme est plutôt une pensée héritée de l’islam, mais aussi de notre histoire ecclésiastique européenne liée, depuis l’empereur Constantin, au monde politique.
3. Il faut éduquer le croyant à la gestion de l'irrationnel. Nous l’avons hélas peu fait par le passé. Ce qui ne veut pas dire qu’il faut transformer les membres de nos communautés en charismatiques, surtout pas! Le non-charismatique sort d’une culture froide, analytique, plus rationnelle, sans fioritures émotionnelles. Cela fait partie de son identité profonde et on n’a pas le droit de casser cette identité, ce serait comme le pouvoir chinois qui écrase la religion tibétaine. Par contre, il faut éduquer les non-charismatiques, à accepter qu’on puisse développer une foi plus irrationnelle et qu’il ne faut pas se culpabiliser parce qu’on a de la peine à y entrer. Nous serons jugés sur nos actes et non sur notre capacité à gérer les dons spirituels de 1 Corinthiens 12. Ce sont des outils, certes efficaces, mais un bon forgeron est jugé sur le service qu’il rend aux autres, pas sur sa technique de travail. Le problème, c'est que notre manière de penser peut poser problème, lorsqu’on ne comprend pas ce dont le monde a besoin. Et c’est là, peut-être qu’il faut prendre en compte les dons spirituels, comme cet appel que l’apôtre Paul, a eu pour aller en Macédoine:
Pendant la nuit, Paul eut une vision: il vit un Macédonien, debout, qui lui adressait cette prière: «Passe en Macédoine et viens à notre secours!»
4. Le pasteur responsable d’une communauté “froide” (non irrationnelle) ne doit pas perpétuer la culture du passé. Elle n’a plus d’avenir. Par contre, il faut sécuriser les membres de votre ancien tissu culturo-religieux. Lancez-vous, à côté de l’ancienne communauté, avec les nouveaux adeptes de la culture montante qui privilégie le surnaturel, l’irrationnel. Il y en a toujours dans vos communautés. C’est un travail d’équilibriste, mais si vous vous donnez la peine de bien expliquer votre démarche, il y aura peut-être moins de frictions. Négociez un espace liturgique à part où vous pourrez aussi “éduquer” vos nouveaux "spécimens" irrationnels à la bonne pratique de l'irrationalité. Laissez-vous inspirer par le Saint-Esprit, grand spécialiste de l'irrationnel qui saura aussi vous enseigner à quel moment il faut utiliser le frein à main pour négocier vos virages difficiles. Vous ne vous sentez pas préparé à ce genre de virage? Prenez exemple sur l’apôtre Pierre. Vous croyez qu’il était plus adapté que vous pour entrer dans le monde de Corneille?