Composer avec les moutons* Lorsque des brebis apprennent à leurs bergers à leur apprendre
C’est le titre et sous-titre d’un livre écrit par la philosophe Vinciane Despret, maître de conférence à l’université de Liège et l’écologue Michel Meuret, directeur de recherche à l’INRA (Institut National de la Recherche Agronomique / France). En le lisant, je n’ai pas résisté à faire une comparaison entre le pasteur/berger de nos communautés et leurs fidèles/brebis. Alors que les recherches de ces auteurs ne concernent en rien la foi chrétienne. Le livre est basé sur des questions posées à différents bergers et leurs réponses. Voici donc quelques réflexions et applications.
Première réaction: qu’est-ce que la philosophie a à voir avec l’élevage de moutons?
J’ai été surpris de voir qu’une philosophe, avec l’aide d’un écologue, s’intéresse à la nature pour se faire une idée sur l’apprentissage entre humains et animaux.
D’ailleurs, cette philosophe vient de sortir, dans la même veine, un autre livre sur les oiseaux** dont même l’hebdomadaire français L’OBS se fait l’écho. Je milite depuis un certain temps pour utiliser la deuxième source de Révélation des chrétiens, celle de la Création, pour comprendre non pas le salut, mais le fonctionnement des hommes entre eux. <Théomimétisme, nouveau courant théologique>. Imaginez un théologien qui ferait le même travail que cette femme philosophe. Passer beaucoup de temps à interroger des bergers, par exemple, pour réfléchir à une nouvelle ecclésiologie et au rôle du pasteur. De partir du terrain et de la Création et non de la bibliothèque pour donner de nouvelles pistes de compréhension et de travail.
La biodiversité facteur d’amélioration du pâturage
Avant le mouton, le plus important, c’est bien le pâturage. À la proposition d’un collègue berger, rencontré lors d’une conférence, d’éradiquer le nard (Nardus stricta L.), plante dure, envahissante peu appréciée des brebis, un des bergers du livre, rétorque qu’il ne faut pas éliminer cette plante. Il faut essayer de la faire consommer, de virer les parties nécrosées, d’ouvrir le milieu et d’améliorer le pâturage. Ce n’est pas une plante mauvaise au niveau nutritionnel, mais elle n’est pas appétente à tous les stades. Elle favorise la biodiversité et permet le développement d’une zone de pâturages bien meilleure.
Sommes-nous capables de favoriser une “biodiversité” de pratiques spirituelles qui rendent une communauté bien meilleure? Le charismatique éradique le conservateur et ce dernier élimine le charismatique et il se crée des “pâturages mono-culturés”. Il ne s’agit pas de laisser “pousser” n’importe comment, mais de créer des synergies. De sélectionner, ou même de favoriser certaines tendances au détriment d’une autre, tout en gardant en tête que pour rendre le pâturage meilleur, ça ne se fait pas par élimination de certains courants, même s’ils ne sont pas appétents à certains stades. Nous sommes toujours encore tributaires de la culture de l’école qui procède par élimination de ce qui est considéré comme non conforme au programme et aux normes définies par l’académie. On préfère le “Glyphosate” de la bonne doctrine pour éliminer la mauvaise herbe.
Apprendre à baisser ou à lever la tête pour brouter
Un des bergers auditionnés se lamente de ce que les brebis, qui ont passé le plus clair de leur temps, dans une bergerie fermée, ne savent que manger dans une auge. Lorsqu’elles vont à l’alpage, il faut leur apprendre à brouter à même le sol ou à lever la tête pour manger des feuilles de petits arbustes. D’ailleurs, le berger en question, les appelle les mal-élevées. Comme de petits enfants mal éduqués. Il va même proposer qu’on puisse apprendre à la brebis de choisir et de ne pas lui imposer la nourriture que, nous, on juge bonne. Souvent, l’important, pour les pasteurs, c’est que les ouailles soient nourries à “l’auge”, appelée prédication. Sortir de sa “bergerie”, sous la conduite, bien sûr, d’un berger/pasteur expérimenté, c’est se familiariser avec d’autres manières de penser la réalité. Le chrétien nourri à “l’auge” se perd souvent dans le “monde de l’alpage”, parce que simplement on ne lui a pas appris à lever la tête ou à la baisser pour saisir ce qui est comestible spirituellement parlant et à éliminer ce qui est toxique. Parce que souvent, tout ce qui ne correspond pas à “l’auge” est forcément suspect.
Les brebis “débiles” (dans le sens “pas capable de…”)
C’est un autre berger qui appelle ainsi les brebis qui suivent le troupeau, mais qui n’ont acquis aucune mémoire ni expérience lors de la montée à l’alpage. D’une année sur l’autre, elles ont besoin de réapprendre les comportements, les us et coutumes du troupeau alors que d’autres moutons ont bien intériorisé le tout. Donc, il y des moutons qui ont “compris” et d’autres pas. N’est-ce pas ainsi pour des chrétiens qui suivent le troupeau, mais dont l’évangile n’est pas entré dans les “entrailles” de la personne? Ce qui me fait aussi dire que si on rencontre ce genre de comportement chez des brebis, créées par Dieu, ne faudrait-il pas être plus clément avec ces chrétiens qu’on traite de “débiles” parce qu’ils ne peuvent pas être aussi spirituels que certains beaux spécimens de croyants?
Le mouton “balai”
C’est peut-être l’image qui m’a le plus frappé, c’est celle du mouton qui n’a jamais été dressé pour se comporter en “voiture-balai”. Il a pris l’habitude, selon les dires d’un berger, de toujours être le dernier du troupeau, pour encourager le reste à ne pas traîner derrière.
D’ailleurs, pour le berger, à la tête d’un troupeau qui peut atteindre 1000 moutons, la meilleure manière de vérifier que le troupeau est complet, le soir à la rentrée dans l’enclos, c’est de contrôler si son mouton-balai est rentré.
Il y a d’autres moutons qui se mettent systématiquement sur les extérieurs du troupeau, pendant la pâture. Ce sont des moutons qui aiment explorer et qui aident d’autres brebis à faire de même. Dans l’école républicaine, même si elle a énormément évolué, on considère que l’élève doit apprendre selon le programme proposé, indépendamment de ses talents et aptitudes. À combien de parents n’a-t-on pas dit que leur gamin n’était pas scolaire! Alors que par ailleurs, c’était un enfant doué dans des domaines qui n’étaient pas “scolarisables”. Le pasteur va-t-il tenir compte de ses brebis talentueuses? Celles, par exemple, qui ont des dons spirituels, mais aussi des talents autres que ceux liés à la musique ou au nettoyage?
Recomposer le troupeau
C’est un des grands défis du berger, lorsqu’il récupère des groupes de moutons qui ne viennent pas uniquement de sa propre bergerie. Comment créer un troupeau qui fonctionne en troupeau, sous la garde d’un berger. Pas évident. L’un de ces bergers raconte comment il a dû intégrer, un groupe de moutons, d’une autre race et qui venait d’un territoire basque, loin de son propre territoire. Pendant tout l’été, ce groupe restait toujours uni, à pâturer ensemble, au milieu du grand troupeau, sans se mélanger. Aujourd’hui, les communautés récupèrent souvent des groupes dissidents d’autres églises, qui partent à cause d’un clash ou de dissensions avec leur pasteur, peu enclin à créer de la “biodiversité” spirituelle et culturelle. Si ce n’est qu’une ou deux personnes, ça n’a aucune incidence sur le troupeau récepteur. Par contre, si le groupe est conséquent, c’est souvent cette minorité qui fait capoter la majorité.
Elles sont curieuses...
Je termine par une longue citation extraite du livre, sous la plume des auteurs:
Un terme revient souvent dans ces histoires, celui de la confiance. La confiance permet au berger de se fier à ce que savent les brebis et fonde cette possibilité d’apprentissage interspécifique. Confiance aussi de ce qu’elles peuvent se transmettre les unes aux autres, et ce même lorsqu’elles ne savent pas grand-chose… elles arrivent, elles sont curieuses, elles regardent, elles se regardent.
* Composer avec les moutons
Lorsque des brebis apprennent à leurs bergers à leur apprendre
Vinciane Despret, Michel Meuret, Ed. Cardère, 2016
** Habiter en oiseau
Vinciane Despret Ed. Actes Sud, 2019
Henri Bacher